SYLVAIN TESSON. QUOTIDIEN : jeudi 13 mars 2008
Si la hausse du brut affole les places financières, affaiblit le billet
vert, encourage l’inflation, il réjouit une très petite confrérie
d’hommes qui trouvent, pour des raisons diamétralement opposées, des
raisons de se féliciter de la flambée. Il y a ceux qui militent depuis
des années pour un pétrole très coûteux et une essence surtaxée, voyant
dans ces mesures la seule manière de convertir les sociétés de
croissance à une nécessaire sobriété. Il y a ceux qui se posent la très
heideggerienne question de savoir combien de temps pourra perdurer la
«mise en demeure» faite à la nature de nous livrer ses ressources alors
même que se rapproche le seuil de leur finitude. Il y a ceux qui
attendent impatiemment l’épuisement des gisements, croient à la vertu
des électrochocs et escomptent que de nouveaux comportements naîtront de
la pénurie post-pétrolière. Et puis il y a ceux à qui profite
techniquement l’emballement des prix pour la raison qu’un baril cher
permet les plus extravagantes audaces en matière d’extraction et
autorise les investissements les plus lourds.
Steppes lointaines. L’équation est simple. Lorsque le pétrole est
difficile à extraire, il faut qu’il soit rentable. Lorsqu’il est très
rentable, on peut aller le chercher au fond des mers les plus enclavées
et le convoyer à travers les steppes les plus lointaines. Le réservoir
de Kashagan au Kazakhstan appartient à cette catégorie de gisements qui
ne doivent leur exploitation qu’à la nouvelle économie pétrolière.
Là-bas, dans les confins septentrionaux de la Caspienne, les majors
occidentales ont identifié, en 2000, une poche d’un potentiel de plus de
10 milliards de barils. Seul écueil : le brut très sulfureux se tapit à
5 000 mètres de profondeur, à 40 km des côtes, dans une mer gelée trois
mois de l’année et à des milliers de kilomètres de toute grande ville.
Avec un baril à 10 dollars, l’exploitation de cet or noir
central-asiatique n’aurait même pas été envisagée. Sous la houlette des
pétroliers italiens fut lancé en 2000 un chantier titanesque. Il
s’agissait d’immerger des millions de tonnes de débris rocheux pour
faire jaillir de l’eau une île artificielle en la protégeant des
icebergs par un système de digues brise-glace ! Aujourd’hui, une noria
d’hélicoptères russes Sikorski S-76 C assure la rotation des 650
occupants de l’île sur laquelle 38 puits de forage fouailleront bientôt
les strates jour et nuit.
Chasse gardée. Plus au sud, bordant le piémont méridional du Caucase, le
Bakou-Tbilissi-Ceyhan, un oléoduc de 1 762 kilomètres est lui aussi un
enfant de son époque, celle de l’énergie rare et chère. Soucieuses de
s’impatroniser dans la chasse gardée des Russes et voulant diversifier à
tout prix les lieux d’approvisionnement, les puissances occidentales ont
investi 3,6 milliards de dollars (2,3 milliards d’euros) pour que les
réserves du sud caspien caracolent vers les rivages de la Méditerranée.
Pendant quatre ans, 25 000 ouvriers ont été employés à la pose du tube.
Il a fallu passer les rivières de l’Azerbaïdjan, forcer jusqu’à 2 500
mètres d’altitude les cols du Caucase géorgien, prendre le risque de
frôler les abords de la Tchétchénie, contourner le Kurdistan turc et
enterrer le tuyau sur la totalité de son parcours pour que le pétrole
caspien puisse remplir le ventre des tankers internationaux à hauteur
d’1 million de baril par jour dans le port méditerranéen de Ceyhan. Dans
le nouveau monde du brut à 100 dollars, il n’y a plus que les majors
pétrolières à perpétuer la tradition des œuvres pharaoniques.
http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/315330.FR.php
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