LE MONDE | 21.03.08 | 15h04
Or nous ne sommes pas partis pour ce scénario. Les émissions anthropiques mondiales de CO2 ont ainsi crû, entre 2000 et 2006, à un rythme annuel d'environ 3 %. Ce qui, selon Valérie Masson-Delmotte, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE), "est déjà au-dessus du scénario de développement le plus pessimiste imaginé par le GIEC" (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat).

Or cette tendance va lourdement s'accentuer dans les prochaines années. Selon les travaux de chercheurs de l'université de Californie, à paraître en mai dans le Journal of Environmental Economics and Management, la Chine émet une quantité de gaz carbonique qui a augmenté et augmentera annuellement de 11 % en moyenne entre 2004 et 2010. Cette estimation, fondée sur l'analyse des statistiques de chaque province chinoise, est deux à quatre fois supérieure aux prévisions habituellement citées dans la littérature scientifique, et notamment dans le rapport du GIEC.

Une des raisons à cet écart est, écrivent les auteurs, Maximilian Auffhammer et Richard Carson, que "le gouvernement central chinois délègue, depuis 2000, la construction des nouvelles centrales électriques (en général alimentées au charbon) aux autorités provinciales, qui ont moins de motivation et de ressources pour mettre en chantier des centrales plus efficaces et plus propres". "Cela peut expliquer le constat selon lequel, depuis 2000, l'efficacité en carbone de l'économie mondiale a brusquement baissé, relève le climatologue Philippe Ciais (CEA). C'est-à-dire qu'il faut aujourd'hui émettre plus de carbone que dans les années 1990 pour produire une même quantité de richesse."

De plus, rappelle M. Ciais, ces centrales électriques technologiquement obsolètes sont "construites pour fonctionner au moins un demi-siècle". Ainsi, même si la Chine est contrainte de réduire ses émissions dès 2012, dans le cadre de l'après-Kyoto, ces installations très émettrices de CO2 demeureront, selon toute vraisemblance, en activité jusqu'au milieu du siècle.

Or le temps est un paramètre cardinal. Dans la dernière édition de la revue Climatic Change, Bryan Mignone (Brookings Institution) et plusieurs chercheurs de l'université de Princeton évaluent les conséquences d'un report - de quelques années à plusieurs décennies - de la mise en oeuvre des mesures de réduction des émissions mondiales de gaz carbonique. Plusieurs cas de figure ont été examinés. Si l'on voulait par exemple atteindre l'objectif ambitieux de stabiliser la teneur atmosphérique en CO2 à 450 ppm (soit une hausse moyenne des températures comprise entre 1,5 0C et 3,9 0C), il faudrait commencer immédiatement à réduire les émissions mondiales à un rythme de 1,5 % par an.

Si l'on différait l'effort de sept ans, il faudrait, pour atteindre le même objectif, faire décroître les émissions au rythme irréaliste de 3 % l'an. "Il s'agit d'un indicateur du coût des mesures de réduction des émissions, explique Stéphane Hallegatte, chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement. On voit ici qu'un délai, même inférieur à une décennie, peut doubler l'effort économique à accomplir, à objectif égal."

Pour se maintenir en deçà du seuil considéré comme "dangereux" par la majorité des spécialistes, c'est-à-dire 550 ppm (entre 2 °C et 5,2 °C d'augmentation moyenne de température), il faudrait commencer à réduire dès à présent les émissions d'environ 0,5 % par an. Attendre dix ans implique de réduire les émissions d'environ 1 % par an. Or les auteurs postulent qu'un taux de réduction annuel réaliste se situe autour de cette valeur. La conséquence est donc simple : si les émissions continuent d'augmenter comme elles le font pendant plus de dix ans encore, il pourrait devenir impossible de maintenir la machine climatique hors de la zone "dangereuse".

Pour parvenir à ces estimations, les auteurs ont tenu compte des effets de saturation des "puits" de carbone, en particulier de l'océan. A mesure que la température augmente, l'océan absorbe de moins en moins de carbone. Plus le temps passe, plus la température moyenne augmente et moins les émissions sont absorbées par l'océan. Aujourd'hui, 46 % des émissions de CO2 anthropiques demeurent dans l'atmosphère, le reste est absorbé. Dans dix ans, ce seront 48 % de ces mêmes émissions qui persisteront dans l'air et près de 50 % dans vingt ans...

A plus long terme, lorsque les chercheurs tentent de projeter leurs prévisions bien au-delà de 2100 - jusqu'en 2200 ou 2300 -, le constat est parfois plus radical encore. Une étude publiée dans la dernière livraison de Geophysical Research Letters conclut même qu'à terme, pour que le climat se stabilise durablement, il est nécessaire que l'économie mondiale ne rejette quasiment plus de carbone.

Selon les auteurs, Damon Matthews (université Concordia) et Ken Caldeira (Carnegie Institution), l'inertie thermique de l'océan profond, en particulier, fera que le réchauffement de la basse atmosphère survivra pendant longtemps au CO2. Celui-ci aura beau décroître, les températures demeureront plus élevées sur "une échelle centennale". Il est donc nécessaire, expliquent les chercheurs en conclusion de leurs travaux, "de ne pas seulement chercher à faire décroître les émissions de CO2, il faut chercher à les éliminer entièrement".

Stéphane Foucart