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Nous sommes loin d'être tous égaux vis-à-vis du changement climatique en cours. Les pays développés sont responsables d'environ 80% des émissions passées de gaz à effet de serre, tandis que les pays les plus pauvres seront touchés les premiers, du fait de leur position géographique et des faibles moyens dont ils disposent pour s'y adapter. Ainsi le changement climatique constitue-t-il un facteur aggravant des inégalités nord-sud, révélant le lien étroit existant entre les problèmes environnementaux et les problèmes sociaux. De grandes décisions doivent être prises si tant est que la volonté en soit réellement présente. Voici un calcul surprenant, qui pourrait constituer un excellent test de cette volonté…

par Damien Millet, Olivier Ragueneau

Au début 2007, Wally Broecker a proposé dans la revue « Science » le concept de " tarte au carbone ". Si l'on veut limiter la concentration de carbone dans l'atmosphère au double de la teneur avant la révolution industrielle, parce que les modèles prédisent alors un accroissement de 2°C qu'il est raisonnable de ne pas vouloir dépasser, alors la taille de notre tarte de carbone à émettre est de 720 giga-tonnes (Gt C). Ce concept est fondamental : nous avons un capital à ne pas dépasser, il ne s'agit plus seulement de ralentir le rythme de nos émissions.

Devant cette tarte, se pose alors la question de son partage. Une part égale pour chacun ? Une part plus grosse pour les plus gourmands d'entre nous, ou, au contraire, une part plus grosse pour les plus affamés ? Il ne faut surtout pas éluder ces questions en s'en remettant au seul progrès technologique, ce qui retarderait la prise des décisions qui s'imposent aujourd'hui et nous ferait passer à côté d'une chance unique : celle de faire du problème du réchauffement climatique un espoir de remise en cause globale d'un modèle économique incapable d'intégrer véritablement la donne écologique et la donne sociale.

La " tarte au carbone " de Broecker ne concerne par ailleurs que les émissions de CO2 à venir. Elle n'inclut pas les émissions passées ; or depuis le début de la révolution industrielle, nous avons émis environ 305 Gt C. Si l'on décide de tenir compte de nos émissions passées, la taille initiale de notre tarte était donc de 1025 Gt C (305 + 720), avant que nous ne commencions à mordre dedans. Dans un monde idéal, son partage devrait se faire au prorata de la population. Les pays développés ne devraient donc avoir droit à guère plus de 20% du gâteau, c'est-à-dire 205 Gt C. Or, ils ont déjà " mordu " pour presque 245 Gt C (80 % des 305 Gt C déjà émises), de sorte qu'ils ont déjà excédé leur quota d'environ 40 Gt C… Au cours moyen en 2006, sur le marché européen des quotas de carbone, ces 40 Gt C équivalent à environ 2 860 milliards de dollars…

Or, selon la Banque mondiale, 2 860 milliards de dollars, c'est précisément le montant de la dette externe de l'ensemble des pays en développement. Le montant annuel des remboursements de leur dette externe et interne, par les pouvoirs publics du Sud, atteint 1 000 milliards de dollars. Son annulation totale et inconditionnelle pourrait dès lors apparaître comme le paiement par les pays les plus industrialisés d'une dette écologique dont ils sont cette fois-ci les débiteurs… Même si un tel calcul ne prend pas en compte les rapports de classes à l'intérieur des pays, tant du Nord que du Sud, et ne règle pas le problème du nécessaire contrôle citoyen de l'utilisation des sommes libérées, celles-ci seraient suffisantes pour garantir un accès universel à l'eau potable, à une alimentation décente, à des soins de santé de base et à une éducation primaire, tout en apportant des flux financiers pour aider les pays les plus vulnérables à s'adapter au changement climatique en cours.

Mais ce n'est pas tout… Car dans notre scénario, les pays développés ont épuisé leur quota ! Les pays développés devraient donc racheter les 144 Gt C auxquels ils ont droit (20% des 720 Gt mentionnés plus haut) aux pays du Sud, pour environ 10 300 milliards de dollars. De quoi mettre en œuvre l'ensemble des mesures nécessaires à la formidable réduction de nos émissions de CO2 et financer de profondes réformes dont la planète a bien besoin. L'intégration de la donne écologique à la construction du monde de demain permettrait donc de dégager des sommes importantes, en particulier si un minimum d'éthique est introduit dans les négociations internationales.

Car quel sens y a-t-il à attribuer le prix Nobel de la Paix au GIEC et à Al Gore pour échouer quelques semaines plus tard à Bali ? Le monde a pourtant les moyens financiers de faire face au changement climatique. La recherche de cette solution constitue même une chance unique de remettre en cause un système qui sert les intérêts des créanciers et des sociétés transnationales, pour enfin construire un modèle qui prenne fondamentalement en compte les besoins des peuples. De plus en plus de citoyens se mettent en marche pour limiter leurs émissions ; de façon plus générale, les peuples devront imposer aux tenants de la mondialisation néolibérale leur volonté d'utiliser les sommes décrites plus haut, afin de réaliser d'autres choix politiques en matière sociale, économique et environnementale, en vue d'un monde enfin respectueux de l'humain et de son cadre de vie. Mais sans une action collective et puissante, point de salut. La reconnaissance de cette dette écologique par les créanciers de la dette financière actuelle des pays du sud et le versement de réparations, l'investissement massif dans les économies d'énergie et dans les technologies nouvelles, le transfert inconditionnel de ces technologies vers les pays en développement (non carboné) permettraient d'enclencher enfin une logique radicalement différente. Le monde ne pourra pas en faire l'économie.

Olivier Ragueneau est chercheur au CNRS, biogéochimiste marin à l'IUEM (Brest).
Damien Millet est porte-parole du CADTM-France, auteur de L'Afrique sans dette (CADTM/Syllepse, 2005).